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Penser la culture autrement pour réussir les transformations

décembre 2025

Penser la culture autrement pour réussir les transformations

J’explore le thème de la culture avec cette intention :montrer pourquoi la culture n’est pas un supplément RH mais l’architecture souterraine qui fait réussir ou échouer les transformations.

J’ai choisi ce sujet car je constate que la culture est souvent simplifiée, voire ignorée dans les projets de transformation en entreprise.

Introduction – La culture commence avec l’Autre

Avant de parler d’organisations, de fusions ou de projets de transformations, il vaut la peine de prendre un pas de recul.

Toute culture, qu’elle soit d’entreprise ou de société, se forme d’abord dans notre relation à l’Autre. Non pas l’autre comme simple différence ou identité, mais l’Autre comme espace d’écart, de rencontre et de possibilité. Cette nuance va faire toute la différence si on veut l’appliquer en entreprise ou dans la société.

Je m’appuie sur de nombreux philosophes et sociologues (par exemple, S Hall, C Geertz, M de Certeau) : la culture n’est jamais une identité figée ni un ensemble de racines qui restent inchangées. C’est un champ vivant de ressources, de pratiques et de significations, qui ne prend sens que lorsqu’il se confronte à autre chose, lorsqu’il est mis en mouvement, par la rencontre par exemple.

« L’homme est un animal suspendu dans des toiles de signification qu’il a lui-même tissées » (C Geertz). Et cette toile de signification est sans cesse mouvante, (co)-créée par l’activité humaine. On s’y accroche mais on la retravaille sans cesse.

Donc vouloir la figer, cela ne marche pas. .

La culture est vivante, mouvante… jamais figée

Parler de culture en termes d’identité est une impasse. Une culture n’est jamais fixe : elle se transforme, s’adapte, se renouvelle. Penser une « identité culturelle » unique — en Europe ou ailleurs — conduit à des simplifications dangereuses. Il est bien plus fécond de voir la culture comme un ensemble de ressources vivantes, disponibles et évolutives. Il y a un socle sur lequel nous pouvons prendre appui mais celui-ci est en mouvement et en évolution. C’est pourquoi il n’est pas « juste » de considérer la culture comme fixe et intangible dans les organisations.

Pourquoi la “différence” ne suffit pas

Analyser la culture à travers la seule notion de différence crée des oppositions : nous contre euxnotre manière contre la leur. La différence met à distance et empêche la coopération. À l’inverse, considérer la culture comme un processus en mouvement permet de composer ensemble plutôt que de comparer ou opposer.

Le piège des “racines”

La métaphore des racines fige la culture dans une logique identitaire et défensive. Ce qui ne bouge plus, se fane. Une culture vivante est une culture qui se transforme, s’enrichit et s’ouvre.

L’écart : une autre manière de penser la culture

Je m’inspire de François Julien, un philosophe que j’ai eu l’occasion de rencontrer à l’école de management de Solvay. L’invitation est de quitter la logique de la différence pour celle de l’écart : un espace entre deux univers, qui ne sépare pas mais ouvre. C’est dans cet “entre” — dans la tension, la rencontre, la circulation — qu’un commun peut émerger et se construire.

Plutôt que de figer les cultures d’entreprise en blocs opposés, il est souvent plus fécond d’observer les écarts entre elles — ces petits décalages qui révèlent comment chacun agit, sans juger. Prenons par exemple une organisation très « process-driven » et une autre très orientée client : vu de loin, on pourrait opposer rigidité et flexibilité.

Mais si l’on regarde l’écart, on voit surtout que, dans la première, le process sert de support pour garantir la qualité, tandis que dans la seconde, la relation au client devient la base neutre à partir de laquelle tout peut s’adapter.

Même chose entre une culture « engineering-first » et une culture « sales-first » : il ne s’agit pas d’opposer rigueur technique et dynamisme commercial, mais de remarquer que l’une construit la valeur par la robustesse, l’autre par la traction et l’apprentissage rapide.

Observer ces écarts ouvre un espace de compréhension mutuelle et d’ajustement, bien plus riche que des oppositions simplistes.

L'écart n'enferme personne, il ouvre un espace pour découvrir l'autre, et en même temps pour mieux se comprendre soi-même.

Rencontre, dialogue, création du commun

Le commun n’existe pas d’emblée : il se fabrique à travers la rencontre et le dialogue. La démocratie grecque est née ainsi : du discours confronté à un autre discours. Ce n’est pas l’un contre l’autre, mais l’un avec l’autre, dans un espace qui permet l’ajustement et la compréhension.

L’écart, c’est la distance qui permet de voir l’autre, sans l’absorber dans nos propres cadres. C’est dans cet « entre » que peut naître un véritable dialogue.

Dans le dialogue, il est bien plus fécond de considérer les cultures comme des ressources qui s’ajoutent et s’enrichissent mutuellement, plutôt que comme des valeurs qui s’opposent.

Il ne s’agit plus de défendre une position ou d’imposer une norme, mais d’élargir le champ des possibles. Penser en termes de ressources ouvre l’espace : chaque perspective devient une contribution utile, un apport qui complète plutôt qu’un obstacle à contourner.

Ce déplacement crée un dialogue plus vivant, plus créatif et finalement plus mature — un dialogue qui fait grandir au lieu de diviser.

Un exemple en contexte d’acquisition d’entreprise

« Ils doivent s’adapter » : ce que cette phrase révèle vraiment

Même imposée, la culture de l’autre entre dans le système

J’ai récemment rencontré un responsable des ressources humaines impliqué dans plusieurs opérations d’acquisition d’entreprise. Il m’expliquait que, dans certains cas, la logique n’était pas d’« intégrer » la culture de la société rachetée. L’objectif, disait-il, est avant tout de reprendre une activité et les personnes qui la font fonctionner devront « s’adapter à notre modèle ». Selon cette vision, il ne s’agit pas d’ouvrir un dialogue culturel, mais simplement d’inscrire les nouveaux collaborateurs dans la culture existante, sans leur demander d’où ils viennent ni comment ils travaillent.

Mais ce point de vue révèle lui-même une limite : même lorsqu’on pense ne pas intégrer la culture de l’autre entreprise, celle-ci entre malgré tout dans le système. Les personnes qui arrivent n’arrivent jamais seules ; elles arrivent avec des habitudes, des façons de décider, d’échanger, de coopérer, de résoudre les problèmes. Elles arrivent avec des ressources culturelles — qu’on le veuille ou non.

Ainsi, même dans une logique d’imposition culturelle, la rencontre a lieu. Et à partir du moment où deux collectifs doivent travailler ensemble, une question se pose nécessairement : comment fait-on ensemble ? On peut refuser d’ouvrir la conversation, mais on ne peut pas empêcher l’autre culture de se manifester dans les pratiques quotidiennes. C’est pourquoi un travail d’écoute, de dialogue et de clarification devient indispensable, non pour « sauver » ou « fusionner » deux cultures, mais pour rendre possible une co-action intelligible.

Cet échange illustre parfaitement que la culture ne s’efface pas par décret. Elle se transforme, circule, se confronte, s’ajuste. Et plus vite une organisation accepte cette réalité, plus elle rend fluide et constructive l’intégration — même lorsqu’elle souhaite conserver sa propre culture dominante.

Évoluer ensemble : accepter le mouvement

Voir la culture comme un processus vivant permet de dépasser les logiques de confrontation. La richesse culturelle naît de la capacité à évoluer ensemble, à transformer l’écart en espace de création, et à construire du commun sans nier les différences. Cela parait utopiste mais nier cela ouvre inévitablement la voie au conflit ou à la résistance.

Le prochain article propose un exemple concret d’une transformation culturelle réussie, il montrera comment l’écart peut devenir un espace de dialogue, d’ajustement et de création du commun, au service d’une co-action plus fluide et plus durable.

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